les documents
du bulletin de l' information scientifique
du comité départemental
44 de l'association française pour l'information scientifique
PERIODIQUE A PERIODICITE
VARIABLE
1957, Ernest KAHANE, biologiste
aliments naturels et artificiels
Existe-t-il des
aliments « naturels » ?
Y a-t-il une façon
« naturelle » de se nourrir ?
Le
« naturel » est-il un gage de supériorité en matière
alimentaire ?
Ces questions sont
posées – de façon généralement implicite – par certaines propagandes et publicités,
et la réponse qui leur est donnée influence les habitudes alimentaires d’une
partie du public. Nous nous demanderons si c’est à
juste titre, et s’il ne s’agit pas des effets d’une phobie irraisonnée ou mal
informée. Il ne s’agit pas d’épuiser le sujet, qui est des plus vastes, nous
prendrons comme exemples le pain et le vin, à propos desquels on oppose plus
souvent encore qu’ailleurs, les produits considérés soit comme naturels soit
comme artificiels.
le
pain
Prenez parmi d’autres
une herbe de la prairie, dont les graines, quoique rares et misérables,
semblent propres à nous alimenter. Soignez-la avec tout l’amour du jardinier
attentif, vous en ferez, les générations aidant, la plante blé, aux lourds épis
gorgés d’amidon et de gluten, dont les qualités ne persisteront qu’au prix
d’une culture savante et de soins incessants, comportant notamment le contrôle
de la semence et la restauration d’un sol épuisé par la végétation forcée.
Récoltez les épis,
battez les, séparez le grain de la balle, laissez le reposer, broyez le,
écartez le son indigeste et irritant, laissez encore reposer la farine. Telle
quelle, celle-ci n’est guère appétissante et nutritive. Malaxez la longuement
avec de l’eau salée pour en faire une pâte lisse, cette pâte ne sera pas encore
un bon aliment.
Si vous inventez de la
cuire au four, nouveauté dans l’histoire du monde, vous aurez des galettes
compactes, modérément appétissantes et digestibles. Servi par le hasard et les
tâtonnements, vous découvrirez un jour que cette pâte, si elle est faite de
façon malpropre, gonfle au repos, et fournit à la cuisson une matière légère,
de saveur agréable, que vous nommerez pain, et vous vous habituerez à favoriser
cette transformation en ajoutant à votre pâte de chaque jour un peu de pâte de
la veille, que vous appellerez levain. Après des millénaires de routine et des
siècles d’efforts réfléchis, un certain Pasteur vous apprendra que vous
provoquez ainsi l’ensemencement par une moisissure, et vous montrera comment
agir à coup sûr.
Qu’est-ce qui est
naturel dans cette longue histoire où nous voyons se déployer au long des
générations tout l’industrieux génie humain ? A quelle étape devrions-nous
nous arrêter pour que la fabrication soit à considérer comme naturelle en-deça, comme artificielle
au-delà ?
le
vin
La soif n’est pas moins
impérieuse que la faim, et ne se contente pas toujours de l’eau des fontaines.
Au besoin d’eau, qui est commun à tous les êtres vivants, l’homme ajoute le
besoin d’excitants et de stimulants. Nous ne savons pas encore à quoi répond ce
besoin, qui n’est pas spontané, qui est certainement acquis, mais nous pouvons
affirmer qu’il n’est pas le seul effet de l’habitude, en constatant qu’il est
universel, qu’il est commun à tous les groupes ethniques, quel que soit leur
degré d’évolution.
Il est satisfait par
une industrie plus étrange encore que la précédente. Parmi les innombrables
variétés de putréfactions que nous observons, il en est qui attaquent les
fruits avec un bouillonnement à la suite duquel leur jus, ayant perdu sa saveur
sucrée, a gagné une vertu capiteuse à laquelle nous trouvons de l’agrément.
Plus le fruit est sucré, plus est puissant l’effet du jus qu’il donne par cette
« fermentation ».
Nous avons savamment
éduqué la plante nommée vigne de façon qu’elle fournisse en abondance des
grappes de fruits particulièrement riches en sucre, nous avons appris à
connaître les lieux où sa culture est la plus efficace, et les soins assidus
grâce auxquels elle fournit le résultat jugé le plus satisfaisant par un palais
devenu lui-même de plus en plus exigeant. Nous avons discipliné la
fermentation, en opérant de préférence sur le liquide qui s’écoule du fruit
écrasé. Nous avons inventé un grand nombre de précautions, et nous les
observons pour la durée de chacune des opérations successives, pour la
température à laquelle elles se déroulent, pour le repos à l’obscurité auquel
nous soumettons le produit obtenu, et même pour le choix des récipients de
fabrication puis de conservation.
Nous avons lutté de
notre mieux contre les putréfactions parasites qui entrent en concurrence avec
celle que nous voulons favoriser, nous avons beaucoup tâtonné, et n’avons pas
toujours été heureux dans les moyens employés. C’est que nous agissions à
l’aveuglette, arrosant les vignes de cuivre ou soufrant les futailles, sans
bien savoir ce que nous faisions et pourquoi nous le faisions. Le même Pasteur
a commencé à nous guider, et il nous a singulièrement surpris en nous apprenant
que c’est la même moisissure qui provoque la fermentation de la pâte à pain et
celle du moût de raisin.
Je poserai au sujet du
vin la même question qu’au sujet du pain. En quoi le vin, effet de l’industrie
humaine, serait-il un produit naturel ? Et en vertu de quoi l’emploi de
tel artifice serait-il conforme à la « nature », et celui de tel
autre étranger à la « nature » ?
(source RAISON PRESENTE) - bulletin intérieur AFIS44 n°3 juillet 2003
afis, Science et pseudo-sciences, 14 rue de l'école polytechnique, 75005
PARIS.