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DOSSIER : LITTERATURE ET SCEPTICISME

 

document : pourquoi les oies criaient ( Isaac Bashevis SINGER )

pourquoi les oies criaient . . .

Cette nouvelle est extraite du livre " Au tribunal de mon père " ( ou " Beth Din ", comme est intitulé ce livre dans le texte original yiddish ) constitué de souvenirs d’enfance lorsque l’auteur avait de 7 à 14 ans; son père, rabbin issu d’une longue lignée de rabbins, y était notamment juge et arbitre de toutes sortes de problèmes, petits et grands, qui se posaient quotidiennement au sein de sa communauté se limitant à quelques numéros de la rue Krochmalna de la Varsovie juive liquidée par la Barbarie.

Ces nouvelles ont été publiées en Yiddish dans le journal new-yorkais Forward. La majorité des œuvres d'Isaac Bashevis SINGER ont été traduites en français d'après la traduction anglaise du yiddish et sont publiées dans la "Bibliothèque cosmopolite" chez Stock. Quelques ouvrages sont publiés dans la collection de poche Folio. Ce recueil de nouvelles "Au tribunal de mon père" compte 376 pages et est publié en format Poche chez Stock dans la collection " Bibliothèque cosmopolite ". Une suite vient d’être publiée intitulée « du nouveau au tribunal de mon père ». Le présentateur, amateur de la littérature de Singer, espère que cette publication sur le site incitera ceux qui ne le connaissaient pas à le découvrir et rappelle à ceux qui l'auraient oublié qu'Isaac Bashevis SINGER, né en 1904 à Varsovie, a émigré aux Etats Unis en 1935, a été récompensé par le prix   NOBEL de littérature en 1978 et est décédé à Miami en 1991.

 

   

«Même si être obscur est aujourd’hui a la mode, pour ce qui est du fond comme de la forme, être clair a toujours été mon ambition»,

Issac Bashevis SINGER

( rapporté par Anna KRYST dans l’hommage rendu par le courrier de Varsovie)

 

 

 

 

 

A la maison, on parlait tout le temps d’esprits des morts qui prennent possession de corps d’êtres vivants, d’âmes qui se réincarnent dans des animaux, de maisons habitées par des lutins, de caves hantées par des démons. Mon père parlait de ces choses, d’abord parce que cela l’intéressait, et ensuite parce que dans une grande ville, les enfants risquent facilement de mal tourner. Ils vont partout, ils voient tout, ils lisent des livres profanes. Il est nécessaire de leur rappeler de temps à autre qu’il existe encore des forces mystérieuses à l’oeuvre dans le monde.

Un jour, j’avais à peu près huit ans, il nous raconta une histoire qu’il avait trouvée dans un de ses livres sacrés. Si je me souviens bien, l’auteur de ce livre était Rabbi Eliyahu de Graidik - ou en tous cas un des sages Graidikers. C’était l’histoire d’une jeune fille possédée par quatre démons. On pouvait les voir ramper dans ses intestins, gonfler son ventre, se promener à travers tout son corps, se faufiler le long de ses jambes. Le Rabbi de Graidik avait exorcisé les forces du mal en sonnant dans la corne du bélier, en prononçant des incantations, en brûlant des herbes magiques.

Quand mon frère Joshua émettait des doutes sur ce genre d’histoires, mon père s’énervait. Il répondait : " Et alors, Dieu nous protège, le grand Rabbi de Graidik était un menteur? Tous les Rabbis, les saints, les sages seraient des menteurs et seuls les athées diraient la vérité? Malheur à nous! Comment peut-on être aussi aveugle! "

Soudain la porte s’ouvrit et une femme entra. Elle portrait un panier dans lequel il y avait deux oies. Elle avait l’air effrayée. Sa perruque de matrone était toute de travers. Elle souriait nerveusement.

Mon père ne regardait jamais une femme qu’il ne connaissait pas parce que la loi juive l’interdit. Mais ma mère et nous, les enfants, comprîmes tout de suite que quelque chose avait bouleversé notre visiteuse inattendue.

" Qu’y a-t-il? " demanda mon père en tournant le dos à la femme, pour être sûr de ne pas porter les yeux sur elle.

" Rabbin, j’ai un problème très bizarre.

- De quoi s’agit-il?

- De ces oies.

- De ces oies? Et alors?

- Cher Rabbin, ces oies ont été tuées suivant les règles. Après, je leur ai coupé la tête. J’ai sorti les intestins, le foie, tout le reste, mais elles continuent à crier d’une voix tellement lamentable... "

En entendant ces mots, mon père pâlit. Une peur terrible s’empara de moi aussi. Mais ma mère, qui était issue d’une famille de rationalistes, était sceptique de nature.

" Des oies mortes ne crient pas, dit-elle.

- Vous allez les entendre ", répondit le femme.

Elle sortit une oie du panier et la posa sur la table. Puis elle sortit la seconde. Les oies étaient décapitées, vidées. C’étaient des oies mortes tout à fait ordinaires.

Un sourire apparut sur les lèvres de ma mère:

" Et ce sont ces oies- qui crient?

- Ecoutez bien. "

La femme saisit une oie et la cogna contre l’autre. Aussitôt un cri se fit entendre. C’était bien le cri d’une oie, mais si étrange, si haut perché, si plaintif, que j’en eus froid dans le dos. Je sentais mes papillotes se hérisser. J’avais envie de me sauver. Mais pour aller où? Ma gorge se serra de peur. Et je me mis à crier, moi aussi, et à m’accrocher à la jupe de ma mère, comme un enfant de trois ans.

Oubliant qu’il convient de détourner son regard d’une femme, mon père se précipita vers la table. Il avait aussi peur que moi. Sa barbe rousse frémissait. Dans ses yeux bleus se lisait un mélange de crainte et de colère. Pour lui, c’était un signe que des messages célestes lui étaient adressés, tout au comme au Rabbi de Graidik. Mais peut-être était-ce aussi une manifestation de l’esprit du Mal, de Satan lui-même ?

" Qu’en dites-vous? " demanda la femme.

Ma mère ne souriait plus. Dans ses yeux il y avait de la tristesse, mais également de la colère.

" Je ne comprends pas ce qui se passe, dit-elle avec un certain ressentiment.

- Vous voulez les entendre encore? "

De nouveau, la femme cogna ses oies l’une contre l’autre. Et à nouveau les oies mortes poussèrent un cri étrange, le cri de stupides créatures qui ont été tuées par le couteau du sacrificateur et à qui il reste pourtant une sorte de force vive, qui ont encore un compte à régler avec les vivants, une injustice à venger. Un frisson me parcourut. C’était comme si quelqu’un m’avait frappé de toute sa force.

La voix de mon père devint rauque et comme entrecoupée de sanglots.

" Eh bien, y a-t-il encore quelqu’un pour douter que le créateur existe? demande-t-il.

- Rabbin, que dois-je faire? Où dois-je aller? "

La femme se mit à se lamenter sur un ton monocorde :

"  Que m’arrive-t-il? Malheur à moi! Que vais-je faire de ces oies? Peut-être faut-il que j’aille voir un Rabbi miraculeux? Elles n’ont peut-être pas été tuées correctement? J’ai peur de les rapporter à la maison. Je voulais les faire cuire pour le repas du shabbat et maintenant, quel malheur! Vénéré rabbin, que dois-je faire? Faut-il que je les jette? Quelqu’un m’a dit qu’il fallait les envelopper dans un linceul et les enterrer. Mais je suis une pauvre femme. Deux oies! Elles m’ont coûté une fortune. "

Mon père ne savait pas quoi répondre. Il jeta un coup d’oeil vers ses livres. S’il existait une réponse, elle était là.

Soudain il posa un regard courroucé sur ma mère :

" Et toi, qu’en dis-tu, hein ? "

Le visage de ma mère semblait être devenu plus petit, plus aigu. Ses yeux exprimaient de l’indignation et aussi de la honte.

"  Je veux les entendre encore une fois. "

C’était autant un ordre qu’une prière.

La femme cogna les oies l’une contre l’autre et pour la troisième fois on entendit leur cri. L’idée me traversa que les génisses sacrifiées au Temple avaient dû crier ainsi.

" Malheur, malheur! Et ils blasphèment encore... Il est écrit que les méchants ne se repentent pas, même aux portes de l’enfer. "

Mon père se tut, puis reprit :

"  Ils contemplent la vérité de leurs propres yeux et ils continuent de nier le Créateur. Ils sont entraînés dans un gouffre sans fond et ils maintiennent qu’il s’agit d’un accident, que c’est naturel... "

Il regarda ma mère comme pour dire :

"  Tu leur ressembles. "

Il y eut un long silence. Puis la femme demanda :

"  Alors, est-ce que j’avais tout inventé? "

Soudain ma mère se mit à rire. Et il y avait dans son rire quelque chose qui nous fit tous trembler. Une sorte de sixième sens m’avertit qu’elle se préparait à mettre fin au drame impressionnant qui se déroulait sous nos yeux.

" Avez-vous enlevé la trachée-artère? demanda-t-elle.

- La trachée-artère? Non...

- Enlevez-la à chacune de vos oies et elles ne crieront plus. "

Mon père se mit en colère :

"  Qu’est-ce que tu racontes? Qu’est-ce que les trachées-artères ont à voir avec cette histoire? "

Ma mère saisit une des oies, enfonça un de ses doigts agiles dans le cou et de toute sa force, tira sur le tuyau qui allait jusqu’aux poumons. Puis elle s’empara de la deuxième oie et lui ôta également la trachée artère. Stupéfait, tremblant, j’admirais le courage de ma mère. Ses mains étaient pleines de sang. Sur son visage se lisait la colère de la rationaliste à qui on a essayé de faire peur en plein jour.

Le visage de mon père, lui, était devenu pâle, calme, empreint d’une certaine déception. Il savait bien ce qui venait de se produire : la logique, la froide logique triomphait de la foi, la raillait, la ridiculisait et l’écrasait de son mépris.

"  Maintenant, s’il vous plaît, prenez une oie et cognez-la contre l’autre ", ordonna ma mère.

C’était l’instant décisif. Si les oies criaient, ma mère avait tout perdu : son audace de rationaliste et son scepticisme, qu’elle avait hérités de son intellectuel de père. Et moi? Eh bien, malgré ma peur, je priais intérieurement pour que les oies crient, crient si fort que tout le monde les entende jusque dans la rue et arrive en courant.

Mais, hélas! les oies restèrent silencieuses, comme deux oies mortes à qui on a retiré la trachée-artère peuvent l’être.

" Va me chercher une serviette ", dit ma mère en se tournant vers moi.

Je lui obéis. Les larmes me montaient aux yeux. Ma mère s’essuya les mains avec la serviette, comme un chirurgien après une opération difficile.

"  Et voilà tout! annonça-t-elle d’un ton victorieux.

- Rabbin, qu’en dites-vous? ", demanda la femme.

Mon père toussa, grommela. Il s’éventa avec sa calotte.

" Je n’ai jamais rien entendu de pareil, dit-il enfin.

- Moi non plus, dit la femme en écho.

- Moi non plus, dit ma mère. Mais il y a toujours une explication. Des oies mortes ne crient pas.

- Je peux rentrer chez moi et les faire cuire? demanda la femme.

- Rentrez chez vous et faites-les cuire pour le shabbat, déclara ma mère d’un ton sans appel. N’ayez pas peur. Elles ne crieront pas dans votre marmite.

- Qu’en dites-vous, rabbin?

- Hum... Elles sont kasher, murmura mon père. Vous pouvez les manger. "

Il n’était pas totalement convaincu, mais il ne pouvait pas déclarer les oies impropres à la consommation.

Ma mère retourna dans la cuisine. Je restai seul avec mon père. Soudain il se mit à me parler, comme si j’avais été un adulte :

" Ta mère tient de son père, le rabbin de Bilgoray. C’est un véritable érudit, mais aussi un rationaliste, un homme de sang-froid. On m’avait mis en garde avant nos fiançailles... "

Et mon père leva les bras au ciel, comme pour signifier : il est trop tard, maintenant, pour décommander le mariage...

 

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